jeudi, avril 20, 2006

D'une baie à l'autre

"Mais le monde n'a jamais été pour moi un lieu hostile", Hans Jonas, Souvenirs, 2005 pour la traduction française


Ce blog va s’interrompre.
J’aurais beaucoup appris à l’écrire.
Retour le 8 mai.
Pour creuser toutes ces questions qui trouvent leur cohérence : les futurs, l'héritage culturel, le devenir technologique, le catastrophisme éclairé, le refus de tout apocalyptique, l'empreinte d'Enée, le devoir d'optimisme, la régénération des sphères ...

Départ sur les traces d’Enée.
Vers Naples cette fois.
« Alors le pieux Enée élève à son compagnon un immense tombeau, orné de ses armes, de sa rame et de sa trompette : c’est au pied du mont aérien, qui s’appelle aujourd’hui Misène en son honneur et qui, à travers les siècles, gardera son nom éternellement. » Virgile, Eneide





Puis, dans cette baie au paysage de genèse, la Baie de Somme, étonnante. Où reviennent toujours en écho des phrases d’Hans Jonas, ce philosophe déterminé à sauver l’humain du désastre contemporain par sa fidélité inébranlable au vivant. Malgré le XXème siècle, malgré les horreurs, malgré le mutisme désormais éternel de Dieu (Le Concept de Dieu après Auschwitz, l'un des plus émouvants livre de philosophie).
Hans Jonas restera avant tout le créateur du concept « principe de responsabilité » dont nous n’avons pas fini d’épuiser la richesse, première entrée fracassante du souci écologique global dans la philosophie occidentale.
Mais il est aussi le penseur de ce qu’évoque ce paysage de Baie de Somme : la bénédiction génésique du renouvellement des générations sans lequel l’avenir ne s’invente plus, sans lequel s’émoussent la tonicité et l’enthousiasme du vivant, l’étonnement et la surprise nécessaires à la création. La bénédiction et la grâce de notre condition mortelle.
Le cri d’un bébé ouvre le livre immense du « Principe responsabilité », le « Droit de mourir » achève l’œuvre de celui qui remet entre les mains de chaque mortel l’étincelle immortelle de l’à-venir, celle de la responsabilité d’une vie digne et humaine pour les générations futures.

La philosophie d’Hans Jonas est source d’inquiétude féconde et éclairante. Une philosophie de science-fiction.
















« Or être conscient de la part d’ombre, comme précisément nous le devenons maintenant, se tourne paradoxalement en un regard lumineux d’espoir : il ne laisse pas se taire la voix de la responsabilité. Cette lumière-là ne luit pas comme celle de l’utopie, mais sa mise en garde éclaire notre chemin, conjointement avec la croyance en la liberté et en la raison. Ainsi le principe responsabilité rencontre tout de même à la fin le principe espérance – non plus le débordant espoir d’un paradis terrestre, mais celui, plus modeste, que le monde continuera d’être habitable et que notre espèce poursuivra une vie digne de l’homme sur l’héritage qui lui est confié, certes point misérable mais néanmoins limité. C’est sur cette carte que je voudrais miser. » Hans Jonas, Technique, liberté et devoir, in La Science comme vécu personnel, 1988.

mercredi, avril 19, 2006

Arches




Puisque nous sommes dans Pâques, puisque les inondations deviennent déluges, puisque j’ai entamé une excellente série de SF de Peter Hamilton (Rupture dans le réel 3 volumes: genèse, émergence et expansion), comment ne pas penser aux arches ?

Dans la série d’Hamilton, la vie sur Terre n’est plus possible que dans quelques arches protectrices car les changements climatiques et les pollutions de toutes natures ont irrémédiablement endommagé les écosystèmes. Pour survivre convenablement et continuer à croître, la population se déplace sur des planètes disséminées dans de nombreuses galaxies et terraformées pour les rendre habitables. Certains terriens ont effectué les transformations nécessaires (implants biotechnologiques, modifications génétiques, transplantations technos etc…) pour muter et inventer des conditions d’existence totalement différentes, en symbiose absolue avec leurs habitats/vaisseaux organiques. Ils se nomment les édénistes, ils ne refusent pas de vivre en bons termes avec les exos (sortes d’extraterrestres). Les autres ont refusé la mutation par conviction, ils se nomment les adamistes. Ils vivent en bonne entente commerciale. Jusqu’à ce que l’obscurantisme se répande encore une fois.

J’ai parfois l’impression que la SF nous parle d’aujourd’hui. Qu’elle est même déjà anachronique.
Alors que les inondations dévastent des centaines de milliers d’hectares de terres agricoles, que des milliers de personnes se retrouvent sans maison, sans travail, sans moyen de subsistance, qu’un nombre incalculable d’animaux a péri, personne dans mon entourage privilégié n’évoque ce chaos. Personne ne le ressent … pour l’instant. Personne n’éprouve d’inquiétude, ni même d’angoisse pour ses enfants. Ou alors inconsciemment peut-être, sans vouloir l’avouer … peut-être ?
Vivre hors sol, depuis que j’ai quitté ma banlieue, je crois ressentir au quotidien le sens de cette expression.
Le danger de ceux qui vivent hors sol, c’est le court terme. Un danger terrible pour la mémoire, pour les projets, pour le devenir au-delà de soi.
Le même danger qui menace toutes les politiques d’aujourd’hui. Qui semblent terriblement dépassées, d’un autre âge.
Alors qu’il faudrait de toute urgence construire une politique des arches, des ponts, des vaisseaux et influer de toutes les manières envisageables pour qu’advienne la concrétisation de cette politique.
J'ai souvent le sentiment que nous appartenons aux derniers représentants d’une civilisation en voie de disparition. Ce n’est pas triste du tout, à condition d’avoir conscience de la richesse de cette civilisation qui est la nôtre, richesse culturelle et technologique. Car sans cette conscience, nous n’aurons ni le désir, ni la volonté de construire les arches nécessaires pour le passage de témoins, sans cette conscience, pas de Noé pour transmettre la mémoire et l’héritage, sans cette conscience pas de devenir un tant soit peu humain. Et il serait dommage de renoncer aux vaisseaux spatiaux et aux humanoïdes, non ?
Nous ne pouvons tirer un trait sur ce qui compose la richesse de l’occident simplement parce que nous ne voulons pas réfléchir aux termes du partage, parce que nous ne voulons pas penser aux légataires et aux questions testamentaires.























« Le processus industriel développé à grande échelle détruit davantage de « réserves » naturelles et humaines qu’il ne peut en produire ou en régénérer. Dans cette mesure, il est aussi autogénérateur qu’un cancer, aussi créateur qu’un feu d’artifice, aussi productif que la culture de la drogue. Ce qui a été célébré pendant plus de deux siècles, et presque sans fausse note, comme exemple de la productivité humaine, révèle maintenant de plus en plus ce qu’il peut avoir de destructeur et d’avide. (…) De ce fait, l’hyperpolitique –quoi qu’elle puisse être d’autre aussi- est la première politique pour les derniers hommes. En organisant la communauté des derniers, elle est forcée de tenir un pari dont les exigences sont sans précédent ; elle est confrontée au devoir de faire de la masse des derniers une société d’individus qui prennent sur eux de devenir des intermédiaires entre ascendance et descendance. La société hyperpolitique est une communauté qui, dans l’avenir, devra aussi miser sur une amélioration du monde ; ce qu’elle doit apprendre, c’est le moyen de faire des profits qui permettent qu’il y ait encore des gagnants après elle. Cela suppose que l’hyperpolitique prenne la relève de la paléopolitique, mais avec d’autres moyens. (…) Son sujet serait la façon qu’a l’homme de donner la préférence à l’homme (…). »
Peter Sloterdijk, Dans le même bateau, essai sur l’hyperpolitique, 1997 pour la traduction française

lundi, avril 17, 2006

Du pont au vaisseau spatial ...
























« De tout ce que l'homme érige et construit, guidé par le fil de sa vie, rien n’est meilleur et ne vaut plus à mes yeux que les ponts. Ils ont plus de signification que les maisons et sont plus sacrés que les temples. Appartenant à tout le monde, utilisés et construits en des endroits où les hommes ont besoin de se rencontrer, ils sont plus pérennes que les autres bâtisses et n'ont aucune fonction pour ce qui est obscur ou mauvais » Ivo Andric, Le Pont sur la Drina


Débuts de pâques sous les eaux boueuses d’un Danube débordant et d’une Save hors de son lit.

A Belgrade, ce samedi des rameaux, les enfants portent de charmantes couronnes tressées de branches de saules et de rubans de couleurs, certains avec des petites roses en tissu. Cela leur donne un visage très ancien et très païen (ils me font penser à des petites divinités du printemps). Ils portent autour du cou des cloches en argent ou de pacotille, selon leur appartenance sociale, ce qui ajoute encore à cette atmosphère de « primavera » antique et éloigne toute la lourdeur symbolique des religions. Pour une fois qu’une fête religieuse m’apparaît légère et joyeuse … !

Ensuite, ce sont des nouvelles plutôt inquiétantes qui n’arrêtent pas d’arriver. Les inondations deviennent de plus en plus préoccupantes. Depuis une semaine, plusieurs routes et rues étaient coupées, les quais inondés, des maisons, des champs, des restaurants, des installations sportives et des parcs entièrement disparus sous les eaux. Les habitants et le bétail sans abri.
Ce week-end, le Danube a atteint son niveau record depuis cent ans. Des volontaires ont été recrutés pour prêter main forte aux services techniques, aux services d’urgence, aux policiers et aux militaires débordés par des petites ruptures de digue qui menacent toujours de s’élargir et d’amplifier des dégâts déjà considérables. Cette deuxième crue dans les Balkans, la dernière remonte au mois d’août, s’annonce dramatique pour des milliers de personnes et pour l’agriculture. La Roumanie et la Bulgarie sont encore plus durement éprouvées que la Serbie.

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Les ponts résistent cependant, et chaque fois que nous les traversons (souvent ici), personne ne peut oublier leur importance. J’aime ces villes dans lesquelles les ponts nous rappellent toujours combien l’humanité n’existe que par les inventions et les constructions d’artéfacts qui la protègent de la brutalité climatique.

Ils sont une puissante preuve de la dépendance de notre bien-être et de notre survie aux technologies, et de notre adaptation culturelle aux changements qu'elles induisent.
Et, avec le dérèglement climatique que nous provoquons et aggravons de jour en jour, qui peut encore avoir encore peur des avancées scientifiques, culturelles et technologiques, qui peut ne pas souhaiter leur accélération ?

Hier et aujourd’hui, les ponts ont permis et permettent des passages essentiels et existentiels ; demain, la métaphore et la réalité du vaisseau spatial prendront leur pleine dimension … quoique nous puissions en penser ...






mardi, avril 11, 2006

Un si discret charme suisse...







« C'est le propre des grands voyages que de ramener tout autre chose que ce qu'on y allait chercher. » Nicolas Bouvier, Chroniques japonaises, 1975.

Bon, je n’ai pas envie du tout par ce soleil d’évoquer tout ce qui alourdit nos têtes trop pesamment (inondations catastrophiques, élections italiennes en ballottage, crise politique en France, menaces iraniennes et menaces contre l’Iran…), plutôt penser au présent, aux enfants, à une réelle beauté du monde, à ce qui s’est passé hier tout simplement …Je découvre Belgrade et les Balkans avec bien des circonvolutions, phase d'approche, tentatives d'appropriations, et ne connaît pas encore assez la langue, l’histoire et la culture pour en parler comme je le voudrais … dans quelques mois peut-être…

Mais parfois, des découvertes se font dans des lieux inattendus. A Belgrade, par exemple, je découvre aussi la Suisse (bizarre ?).
La Suisse anime ici une politique culturelle inventive, avec une communication pleine d’humour (le spot de présentation du festival du film est une parodie d’auto-dérision, un éclat de rire en miroir : subtil !) en direction de tous les publics. C’est tellement agréable et rare l’humour dans les programmations culturelles et leur communication ! Tellement plus signifiant que le conformisme du sérieux !
En quinze jours donc, un spectacle de théâtre musical pour enfants de tous les âges et un festival de films.
Pour les enfants francophones, ou pas (car la musique, les chansons, les pantomimes sous-titraient d’une certaine façon l'histoire racontée par un joyeux quatuor vocal et musical), Oz de la compagnie Labiscou fut un moment de pur bonheur théâtral.
Un théâtre comme j’adore, avec trois fois rien (semble-t-il ! mais...) , des instruments de musique variés (de l’immense contrebasse aux toutes petites maracas), des changements de costumes à vue, des panneaux coulissants pour rythmer l'espace, des effets de lumière et surtout, surtout, la magie des mots accordée à la créativité musicale, et enfin, et avant tout, des comédiens d' une sensibilité chatoyante, jouant avec un vrai plaisir et une immense complicité.
La trame d’Oz ne constituait que le prétexte à une embardée délirante dans de nombreux contes et légendes, dans des styles musicaux variés, dans un imaginaire très surréaliste. Le jeu comme seul maître de la scène : les enfants (et moi, et moi, et moi aussi …) ont beaucoup, beaucoup, beaucoup aimé ! (private joke, cher Joël !)
Et puis, ce précieux et étrange accent suisse qui donne à chaque énoncé une sonorité propre à ce qui pourrait être une prophétie solennelle prononcée par un poéte pince-sans-rire …









«Dès que j’ai vu le jour, j’ai préféré la nuit. On y voit mieux la lumière, les étoiles et le silence.
Plus tard, beaucoup plus tard, ce sont ces mêmes étoiles que j’ai retrouvées dans les yeux de ceux qui, petits ou grands, savaient ouvrir leur cœur au conte, à ses improbables mystères, à son humour, à sa magie.
Depuis lors, je raconte parce que j’aime ça, parce que le conte est une main tendue vers les autres hommes, pour le partage fugitif de simples moments de grâce, parce que, peut-être, les mots du conte peuvent guérir les maux
du monde. »
Philippe Campiche, Compagnie Labiscou, Genève


Parmi les films proposés dans le festival, une projection de Mein Name ist Bach de Dominique de Rivaz. Pas un chef-d’oeuvre comme le film de Forman , Amadeus, mais un film solide, énergique et profond.
Illuminé surtout par une dernière image d’une puissance renversante ! Par cette dernière image, ce film provoque enthousiasme et méditation. Pour cette dernière image, il reste gravé en nous !

La trame du film repose sur la rencontre de Bach, à la fin de sa vie, avec Frédéric II de Prusse. En mai 1747, ils passent une semaine ensemble à Postdam, où se trouve le chateau lugubre et délirant de Frédéric II et où vit l'un des fils de Bach, musicien à la cour.
Intelligent prétexte pour développer avec originalité et sensibilité des variations, pudiques et complexes, sur des thèmes plus convenus : celui de l’art et du pouvoir, de la souffrance comme prix à payer de la liberté artistique et de la souffrance comme rançon toujours insuffisante pour se libérer de la tyrannie dynastique ; celui de la transmission impossible de l’amour de l’art et du don musical ; celui de l’amour filial et du poids du nom paternel ; celui de la folie des hommes obsédés par une passion unique qu’elle soit magnifiée et se nomme génie artistique ou qu’elle soit cruelle et se nomme homosexualité indicible …

Mais ce qui nous surprend beaucoup , c’est le chemin de traverse que ce film emprunte : celui de l’irruption de l’innovation technique dans l’univers musical, irruption du piano-forte classique dans l’univers baroque du clavecin.
Changement de technique qui annonce un changement d’esthétique : le passage de l'école baroque à l’école classique (viennoise), le passage de Bach à Haydn et Mozart puis Beethoven et Schubert.
La rigueur et l’harmonie, la régularité et l'abstraction du clavecin laissent la place à un nouvel instrument qui permet des compositions très plastiques, contrastées, souples, sensuelles.

Ce rapport entre l'art et la technique (Bach refuse vigoureusement de toucher au piano-forte dans le film, alors que cet instrument fait le bonheur de la jeune génération) souligne un lien inextricable, la fin de la dualité nature/culture.
La technologie se pense comme culture productrice de nouvelles définitions naturelles. Accélération de la mutation.
Symboliquement, le passage du baroque au classicisme s’effectue dans cette fusion et ces prémisses d’une explicitation désormais incessante de la nature.
La technique explicite le latent, le dissimulé, le mystérieux (mais attention au monstrueux, toujours tapi au fond du mystérieux, et là encore le film effleure avec justesse cette possibilité… ).
Ainsi, l’irruption du piano-forte explicite d’autres sonorités, d’autres rythmes, d’autres styles, d’autres figures, permet l’émergence d’une autre génération de musicien (Friedmann Bach, pianiste talentueux, si différent culturellement et même physiquement, "naturellement", de son père) et de compositeurs.
La modernité naît ici non dans la révolution (ce que croient les français, toujours) mais dans l’explicitation (et ce film le souligne à sa façon) des mutations.
Comme le développe le philosophe Peter Sloterdijk, la révolution n’est jamais que le bruit qui s’élève lorsqu’une explicitation révèle une mutation plus étonnante que les autres. Et qu'elle a été communiquée et diffusée dans le champ social. La technique ne révolutionne jamais, elle manifeste, elle déplie, elle met à jour…
Et la dernière image, un échange de regard entre un Jean-Sébastien Bach presque aveugle mais d’une lucidité douloureuse sur lui-même et le devenir de sa musique, géniale à jamais mais révolue tout de même, et un Voltaire , aux prises avec une ridicule perruque tombée dans la boue du chemin, métaphorise presque parfaitement le fameux « Nous n’avons jamais été révolutionnaires » de Peter Sloterdijk.
En finir avec le mythe romantique de la révolution inspirée et renouer avec une solide réflexion sur le devenir technologique de notre civilisation, ceci demande une modestie et une distance face à l’histoire européenne que ces images permettent au détour d’une méditation sur Bach, le baroque, la passion et le pouvoir, ironie et distance caractéristiques peut-être d'un savoir-être suisse …

(et pour tous ceux qui adorent Viviane Westwood, c’est elle qui a réalisé les costumes !)

vendredi, avril 07, 2006

Le climat, la SF et les politiques à venir …














« Les cultures sont des systèmes atmosphériques. (….) L’avenir sera une ère de technique du climat, et donc une ère technique tout court. (…) Tout doit être produit sous forme technique, aussi bien l’atmosphère métaphorique que l’atmosphère physique. La politique sera une section de la technique du climat. » Peter Sloterdijk, Ni le soleil, ni la mort,2003 pour la traduction française.

Le climat joue au yo-yo avec des amplitudes de température nettement supérieures à celles attendues pour un printemps serbe. Dans l'Europe de l'Est, inondations, glissements de terrain, passages brusques de 23° (avant-hier) à 4° (hier à 17h00) provoquent des dégâts considérables, détruisent des maisons et jettent des familles dehors. Et moins spectaculaires, mais effets secondaires importants, ruinent tout espoir pour les agriculteurs et les citadins de récoltes faciles et de fruits et légumes à des prix abordables dans les mois qui viennent.

Le changement climatique a été l’un de sujets de recherche privilégié ces dernières années du groupe auquel j'appartiens. Ce qui nous a amené à une passion inextinguible pour la science-fiction contemporaine. Pas un roman publié depuis trente ans qui ne prenne en compte un brusque bouleversement climatique sur la Terre.
Etrangement, ce lien changement climatique / science-fiction nous a conduit à évoluer : d’une adhésion (toutefois toujours mitigée) des constats et surtout des solutions apocalyptiques (qui me laissaient toujours perplexe avec leurs relents de techno-facho-pétainiste, façon travail, famille, retour à la terre et à la bougie) à une adhésion de plus en plus grande pour les solutions technologiques, et même hyper-technologiques, qui impliquent une mutation de l’espèce humaine et de notre civilisation.
Mutation est l’autre beau nom de la métamorphose (un très ancien concept partagé par les différentes cultures de notre planète) et ne nécessite, après tout, aucune rupture brutale et traumatisante, avec l’avantage d’éviter tout retour en arrière stupide. Elle nous ouvre le devenir.
Donc pas d’optimisme béat mais un enthousiasme volontariste.
Oui, les crises énergétiques et climatiques provoqueront des turbulences, des tempêtes et des destructions. C’est déjà le cas. Cela ne fait que commencer. Il nous faut tout faire pour en limiter très vite les dégâts humains et environnementaux.
Toutefois, même en envisageant des périodes transitoires de pénuries et d’extrêmes difficultés, le plateau de richesses d’où nous partons reste inégalé et incomparable dans la très longue histoire de l’humanité. Même si nous n’en sommes pas encore tous conscients et tous solidaires dans cette conscience. Même si cette assertion peut paraître provocatrice.

Les périodes prévisibles de transitions énergétiques et climatiques ne signent pas la fin des temps ; et même si nombreux sont les textes qui écrivent le contraire, le devenir vivant n’a pas dit son dernier mot.
La capacité humaine à fabriquer des serres maternantes, à climatiser des espaces insulaires, ne s’arrêtera sans doute pas parce que s’achève une forme civilisation.
Son savoir et sa science ne s’effondreront pas brusquement sans laisser de trace surtout lorsque ce savoir et cette science ont atteint un tel degré de sophistication et de complexité : des amortisseurs efficaces pourront être activés.

Demeure alors le problème politique : les questions essentielles seront sans doute , elles le sont d'ores et déjà, des questions de solidarité avec l’étranger le plus lointain et des questions de gestion et d’organisation d’espaces bien climatisés.

Mais … lorsque celles-ci seront à peu près en voie de résolution, nous pourrons nous consacrer à la recherche et à l’exercice d’une vie riche, intense et luxueuse, une vie adulte enfin...

mardi, avril 04, 2006

Le théâtre, l'Europe...





« Je tiens ce monde pour ce qu’il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle»
William Shakespeare, Le Marchand de Venise

En France, la tragi-comédie du CPE continue. Un deuxième acte qui risque de tourner au drame gouvernemental.

En Serbie, l’Europe commence avec une actualité du monde des arts du spectacle, une bonne nouvelle : l´Union des Théâtres de l´Europe s´ouvre à la Serbie et à Israël.

L´Union des Théâtres de l´Europe, créée en 1990 à l´initiative du metteur en scène italien Giorgio Strehler et de l´ancien ministre français Jack Lang, annonce qu´elle ouvre cette année cette association de théâtres publics à la Serbie et à Israël.

Trois nouveaux théâtres rejoignent en effet l´Union, dont le Théâtre National Dramatique de Belgrade et le Théâtre Abimah de Tel Aviv. Le Teatro Stabile de Turin est également accueilli au sein de l´association où l´Italie est déjà représentée par le Piccolo Teatro de Milan, le Teatro di Roma et le Teatro Garibaldi de Palerme (un théâtre magnifique dans la noblesse de sa vétusté apparente).

Avec les nouveaux membres, l´Union des théâtres de l´Europe compte désormais vingt-deux théâtres adhérents représentant quinze pays.

Jack Lang préside actuellement l´Union des Théâtres de l´Europe qui défend la notion de "théâtre d´art" susceptible de contribuer à la formation d´un esprit critique du public et considéré comme un instrument fédérateur de poésie et de fraternité entre les peuples. L´Union permet aussi une politique d´échanges et de coproductions de spectacles entre théâtres membres et organise également des ateliers théâtraux (le prochain à l´automne sera animé par la Royal Shakespeare Company).

Chaque année l´Union organise également un festival. En 2006, sa quinzième édition est prévue à Francfort, siège du Schauspielfrankfurt, membre de l´association. Un prix annuel est en outre proclamé et il a couronné en 2006 le dramaturge britannique Harold Pinter.

Si la Serbie se rapproche encore un peu plus de l’Europe en renouant avec la vitalité des échanges artistiques qu’elle a connu avant la guerre, et notamment des échanges théâtraux, alors l’espoir peut à nouveau renaître. Car nous sommes nombreux à penser comme Giorgio Strehler que « L’Europe est une certaine idée de l’homme, avant même la création d’un système de gouvernement ».
Comme citoyens européens, nous sommes tous les héritiers d’Homère, de Virgile (l'auteur de la fameuse histoire d’Enée, fondateur de l’Europe sur cette Sicile où se trouvent les plus beaux théâtres du monde), de Shakespeare, de Calderon de la Barca, de Dante, de Cervantès, de Michel-Ange, de Rembrandt, de Chopin, de Bach, de Mozart, d’Eisenstein, de Picasso, de Fellini, de Kafka, de Proust…

Et je me souviens aujourd’hui de cet « appel des artistes pour une Europe fondée sur la culture » qui avait été lancé en 2004.

Ce texte soulignait que l’Europe reniait son héritage, se construisait sur des considérations économiques et monétaires qui reléguaient dans les coulisses l’identité européenne. Que même les avancées considérables en terme de droits de l’homme, d’écologie, de programmes de formation universitaire se réalisaient dans l’indifférence générale des populations pourtant concernées. Comme si le « sens » européen faisait défaut. Parce que l’histoire très ancienne de l’Europe, l’histoire des Empires qui l’ont fondée, l’histoire de sa civilisation n’ était pas transmise, pas entretenue, pas enrichie.
« Si l’Europe de la production et de la consommation devait l’emporter sur l’Europe comme civilisation, si l’Europe comme grand marché devait se substituer à l’Europe comme projet politique et culturel, la crise mondiale pourrait culminer dans un affrontement entre les forces de l’intégrisme et celles du matérialisme. Cet affrontement pourrait se révéler aussi douloureux et destructeur que les pires événements qui ont frappé l’humanité au siècle dernier. » et les signataires étaient Peter Brook, Jordi Savall, Pierre Boulez, Georges Prêtre, Andrzej Wajda, Riccardo Mutti, Maurice Béjart, Luc Bondy, Amin Maalouf, Luca Ronconi... et tant d'autres encore.
Cet appel se terminait par trois demandes. La première : élaborer une constitution qui soit un projet de civilisation dans lequel les objectifs économiques soient des moyens et non des fins. La deuxième : mettre en œuvre un projet européen de politique culturelle ambitieux. La troisième : construire avec les artistes et les responsables culturels des réseaux de créations et de diffusion des œuvres forts et visibles en Europe.

Et il se concluait ainsi : « Ce renforcement de l’unité européenne ne contredit en rien la diversité culturelle : il doit au contraire la protéger et la renforcer. En outre, une réelle ambition commune est nécessaire pour conjurer sur notre continent les dérives communautaires et les flambées nationalistes. Il en va de même pour le monde : dans le dialogue des cultures qui s’impose avec urgence à toute la planète, l’Europe doit remplir le rôle qu’elle est aujourd’hui la seule à pouvoir jouer. C’est une obligation morale et historique. »

Que la Serbie et Israël rejoignent simultanément l’Union des Théâtres en Europe est hautement symbolique, vive les artistes, toujours visionnaires !

DisTrans (cliquez ici ou sur le titre)

dimanche, avril 02, 2006

La Comédie à la française depuis Belgrade … 4 juin 1666, 7 avril 1848, 24 mars 1940, 27 novembre 1943, mars/avril 2006














« L’ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est le délice de l’imagination »
Paul Claudel, Le Soulier de satin

En France, la contestation continue à faire rage. Même les théâtres s’en mêlent sur fond de reprise de la protestation des intermittents du spectacle. Celle-ci se remet à bouillir, non seulement en raison de la non prise en compte des propositions faites pas la coordination, mais aussi suite aux propos virulents du Ministre de l’intérieur contre l’œuvre de la décentralisation culturelle de ces cinquante dernières années. Toucher ainsi aux mânes de Jean Vilar, d’André Malraux, de Michel Guy et de tant d’autres ne pouvait que remobiliser une partie de la profession et solidariser avec les intermittents tous ceux, qui jusqu’ici restaient à la lisière de ce mouvement …

Ainsi donc la Comédie Française a annulé Le Cid à l’initiative des pensionnaires (chose assez peu fréquente), l'Opéra Bastille a annulé la première mondiale d' Adriana Mater, de la finlandaise Kaija Saariaho. Pas de représentations au théâtre du Rond-Point, ni au Théâtre National de Chaillot, occupé jeudi 30 mars par de nombreux professionnels. Le mouvement a été aussi très suivi en région (Théâtre National de Strasbourg, Théâtre de la Manufacture, Centre Dramatique National de Nancy, Scène Nationale du Volcan au Havre...). Bref, des dizaines de spectacles de danse, de cirque, de théâtre ont été annulés partout en France.

Appartenant depuis près de vingt ans à cette profession du spectacle, j’ai toujours été partagée quant à la forme que devait prendre une protestation, un mouvement de revendication ou un conflit. Peu convaincue par la grève, je dois le dire, car elle ne touche finalement que ceux qui nous aiment, nous soutiennent et viennent nous applaudir dans nos salles. Lors des derniers Festivals d’Avignon, certains formes de contestation me parurent plus pertinentes : jouer gratuitement (pour les compagnies subventionnées et les institutions qui le peuvent), jouer hors les murs, imaginer des théâtre-forum qui impliquent les publics et permettent des discussions citoyennes, choisir des textes fortement engagés, demander à des stars de jouer avec des intermittents, déprogrammer de manière surprise certains spectacles trop « attendus » et les remplacer par d’autres plus improvisés dans l’actualité du moment … Bref, préférer le symbolique, la liberté du jeu et la puissance de la parole de l’acteur, demeurer dans l’espace hautement politique (au sens antique) de nos scènes, retrouver un certain esprit du Groupe Octobre. Tout cela fut abondamment débattu lors de ce Festival d’Avignon 2003 annulé pour la première fois depuis sa création.

Je discutais de tout ceci avec une amie (vive les nouvelles technologies !) historienne et auteur d’un ouvrage primé par la critique : La Comédie Française sous l’Occupation (je recommande vivement son livre, en cours de réécriture pour une réédition à l’automne : Marie-Agnès Joubert, La Comédie Française sous l’Occupation, éditions Tallandier).

A cette pionnière dans le défrichage de cette période sombre pour les arts du spectacle, Julien Bertheau, l'un des pensionnaires les plus proches de la Résistance, confiait l'esprit de rébellion tacite qui animait une partie de la troupe: «Le théâtre était le lieu où se parlait notre langue, où survivait l'esprit français, où l'on pouvait retrouver cet esprit collectif qui fait qu'un peuple est lui-même.» Et in fine, la Comédie Française avait su se montrer digne, malgré les nombreux écueils et pièges qu’elle avait eu à éviter. La création du Soulier de satin de Claudel, mis en scène par Jean-Louis Barrault durant l’hiver 1943, à l’affiche six mois durant, vola soir après soir de triomphe en triomphe, jusqu’à la veille du débarquement, ne donnant aucun motif de satisfaction à l’occupant, fut largement (et tout à son honneur) vilipendée par la presse de collaboration.

Bref, tout ceci me revenait en mémoire et me laissait encore et toujours perplexe quant à la portée de la grève dans notre profession, quand Marie-Agnès m’envoya un superbe email concernant une tournée de la Comédie Française à Belgrade en 1941, le voici ci-après.

« Le 9 mars 1940, la Comédie-Française entame une tournée d’un mois dans les Balkans et au Moyen-Orient. Après Zagreb, Budapest, Bucarest, Athènes et Skopje, elle fait étape le 24 mars à Belgrade, où sont représentées Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée d’Alfred de Musset, et Le Misanthrope de Molière. De retour à Paris, le tragédien Jean Yonnel évoque avec émotion l’accueil réservé à la Troupe : « (…) Les cris d’enthousiasme, les applaudissements, écrit-il, ne s’arrêtèrent que parce que nous fûmes obligés d’y mettre fin en ne faisant plus lever le rideau. (..) Nous avons vécu en cette ville des moments exceptionnels : le déjeuner qui nous fut offert par M. le maire de Belgrade, figure impressionnante par la force et la loyauté qui rayonnent et qui s’expriment dans un discours terminé par un « Vive la France ! » répété comme d’une seule voix par les nombreux convives yougoslaves ; les battements de notre cœur lorsque M. le maire nous dit très simplement qu’aussitôt la guerre commencée, les paysans, les montagnards, affluèrent aux mairies des villes et des villages disant : « Nous voici » – « Pourquoi faire ? – « Eh bien, la France est en guerre, nous venons nous battre pour elle ». » (L’Ordre, 22 avril 1940). La comédienne Germaine Rouer témoigne avec tout autant d’enthousiasme dans les colonnes du journal Le Petit Parisien du 16 avril 1940 : « À Belgrade, ce fut merveilleux : le maire de la ville nous offrit à déjeuner dans un grand hôtel de la ville, au milieu d’un site enchanteur. Puis nous sommes allés fleurir la tombe du Soldat inconnu au milieu d’une foule nombreuse et recueillie. »

Depuis Belgrade donc, je ne peux m’empêcher de suivre assidûment la comédie à la française qui se joue dans les rues et dans toutes les éditoriaux de la presse européenne. En ce moment, cela m’empêche un peu de poursuivre mes explorations de l’histoire et de l’actualité théâtrales serbes.
L’amour des arts du spectacle ici me revigore constamment, la qualité des créations et l’enthousiasme des publics m’ont réchauffé tout l’hiver…mais ceci sera pour un autre post…
Terminons sur Le Misanthrope, bien adapté à nos deux chers pays, et assez peu écouté : « La parfaite raison fuit toute extrémité, Et veut que l'on soit sage avec sobriété. »

Mais décidément quand je disais que les Balkans m’imprégnaient de la coulée de l’histoire, alors que je n’aime rien tant que les futurs, la science-fiction… je me rends compte que je ne lis plus le présent qu’à la lumière du passé…influence balkanique nouvelle et profonde.
Donc les dates : 4 juin 1666 (création du Misanthrope), 7 avril 1848 (création d’Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée), 24 mars 1940 (La Comédie Française joue Le Misanthrope et Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée à Belgrade), 27 novembre 1943 (création du Soulier de Satin), mars/avril 2006 : c’est maintenant que se joue l’avenir !!!


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