mardi, avril 11, 2006

Un si discret charme suisse...







« C'est le propre des grands voyages que de ramener tout autre chose que ce qu'on y allait chercher. » Nicolas Bouvier, Chroniques japonaises, 1975.

Bon, je n’ai pas envie du tout par ce soleil d’évoquer tout ce qui alourdit nos têtes trop pesamment (inondations catastrophiques, élections italiennes en ballottage, crise politique en France, menaces iraniennes et menaces contre l’Iran…), plutôt penser au présent, aux enfants, à une réelle beauté du monde, à ce qui s’est passé hier tout simplement …Je découvre Belgrade et les Balkans avec bien des circonvolutions, phase d'approche, tentatives d'appropriations, et ne connaît pas encore assez la langue, l’histoire et la culture pour en parler comme je le voudrais … dans quelques mois peut-être…

Mais parfois, des découvertes se font dans des lieux inattendus. A Belgrade, par exemple, je découvre aussi la Suisse (bizarre ?).
La Suisse anime ici une politique culturelle inventive, avec une communication pleine d’humour (le spot de présentation du festival du film est une parodie d’auto-dérision, un éclat de rire en miroir : subtil !) en direction de tous les publics. C’est tellement agréable et rare l’humour dans les programmations culturelles et leur communication ! Tellement plus signifiant que le conformisme du sérieux !
En quinze jours donc, un spectacle de théâtre musical pour enfants de tous les âges et un festival de films.
Pour les enfants francophones, ou pas (car la musique, les chansons, les pantomimes sous-titraient d’une certaine façon l'histoire racontée par un joyeux quatuor vocal et musical), Oz de la compagnie Labiscou fut un moment de pur bonheur théâtral.
Un théâtre comme j’adore, avec trois fois rien (semble-t-il ! mais...) , des instruments de musique variés (de l’immense contrebasse aux toutes petites maracas), des changements de costumes à vue, des panneaux coulissants pour rythmer l'espace, des effets de lumière et surtout, surtout, la magie des mots accordée à la créativité musicale, et enfin, et avant tout, des comédiens d' une sensibilité chatoyante, jouant avec un vrai plaisir et une immense complicité.
La trame d’Oz ne constituait que le prétexte à une embardée délirante dans de nombreux contes et légendes, dans des styles musicaux variés, dans un imaginaire très surréaliste. Le jeu comme seul maître de la scène : les enfants (et moi, et moi, et moi aussi …) ont beaucoup, beaucoup, beaucoup aimé ! (private joke, cher Joël !)
Et puis, ce précieux et étrange accent suisse qui donne à chaque énoncé une sonorité propre à ce qui pourrait être une prophétie solennelle prononcée par un poéte pince-sans-rire …









«Dès que j’ai vu le jour, j’ai préféré la nuit. On y voit mieux la lumière, les étoiles et le silence.
Plus tard, beaucoup plus tard, ce sont ces mêmes étoiles que j’ai retrouvées dans les yeux de ceux qui, petits ou grands, savaient ouvrir leur cœur au conte, à ses improbables mystères, à son humour, à sa magie.
Depuis lors, je raconte parce que j’aime ça, parce que le conte est une main tendue vers les autres hommes, pour le partage fugitif de simples moments de grâce, parce que, peut-être, les mots du conte peuvent guérir les maux
du monde. »
Philippe Campiche, Compagnie Labiscou, Genève


Parmi les films proposés dans le festival, une projection de Mein Name ist Bach de Dominique de Rivaz. Pas un chef-d’oeuvre comme le film de Forman , Amadeus, mais un film solide, énergique et profond.
Illuminé surtout par une dernière image d’une puissance renversante ! Par cette dernière image, ce film provoque enthousiasme et méditation. Pour cette dernière image, il reste gravé en nous !

La trame du film repose sur la rencontre de Bach, à la fin de sa vie, avec Frédéric II de Prusse. En mai 1747, ils passent une semaine ensemble à Postdam, où se trouve le chateau lugubre et délirant de Frédéric II et où vit l'un des fils de Bach, musicien à la cour.
Intelligent prétexte pour développer avec originalité et sensibilité des variations, pudiques et complexes, sur des thèmes plus convenus : celui de l’art et du pouvoir, de la souffrance comme prix à payer de la liberté artistique et de la souffrance comme rançon toujours insuffisante pour se libérer de la tyrannie dynastique ; celui de la transmission impossible de l’amour de l’art et du don musical ; celui de l’amour filial et du poids du nom paternel ; celui de la folie des hommes obsédés par une passion unique qu’elle soit magnifiée et se nomme génie artistique ou qu’elle soit cruelle et se nomme homosexualité indicible …

Mais ce qui nous surprend beaucoup , c’est le chemin de traverse que ce film emprunte : celui de l’irruption de l’innovation technique dans l’univers musical, irruption du piano-forte classique dans l’univers baroque du clavecin.
Changement de technique qui annonce un changement d’esthétique : le passage de l'école baroque à l’école classique (viennoise), le passage de Bach à Haydn et Mozart puis Beethoven et Schubert.
La rigueur et l’harmonie, la régularité et l'abstraction du clavecin laissent la place à un nouvel instrument qui permet des compositions très plastiques, contrastées, souples, sensuelles.

Ce rapport entre l'art et la technique (Bach refuse vigoureusement de toucher au piano-forte dans le film, alors que cet instrument fait le bonheur de la jeune génération) souligne un lien inextricable, la fin de la dualité nature/culture.
La technologie se pense comme culture productrice de nouvelles définitions naturelles. Accélération de la mutation.
Symboliquement, le passage du baroque au classicisme s’effectue dans cette fusion et ces prémisses d’une explicitation désormais incessante de la nature.
La technique explicite le latent, le dissimulé, le mystérieux (mais attention au monstrueux, toujours tapi au fond du mystérieux, et là encore le film effleure avec justesse cette possibilité… ).
Ainsi, l’irruption du piano-forte explicite d’autres sonorités, d’autres rythmes, d’autres styles, d’autres figures, permet l’émergence d’une autre génération de musicien (Friedmann Bach, pianiste talentueux, si différent culturellement et même physiquement, "naturellement", de son père) et de compositeurs.
La modernité naît ici non dans la révolution (ce que croient les français, toujours) mais dans l’explicitation (et ce film le souligne à sa façon) des mutations.
Comme le développe le philosophe Peter Sloterdijk, la révolution n’est jamais que le bruit qui s’élève lorsqu’une explicitation révèle une mutation plus étonnante que les autres. Et qu'elle a été communiquée et diffusée dans le champ social. La technique ne révolutionne jamais, elle manifeste, elle déplie, elle met à jour…
Et la dernière image, un échange de regard entre un Jean-Sébastien Bach presque aveugle mais d’une lucidité douloureuse sur lui-même et le devenir de sa musique, géniale à jamais mais révolue tout de même, et un Voltaire , aux prises avec une ridicule perruque tombée dans la boue du chemin, métaphorise presque parfaitement le fameux « Nous n’avons jamais été révolutionnaires » de Peter Sloterdijk.
En finir avec le mythe romantique de la révolution inspirée et renouer avec une solide réflexion sur le devenir technologique de notre civilisation, ceci demande une modestie et une distance face à l’histoire européenne que ces images permettent au détour d’une méditation sur Bach, le baroque, la passion et le pouvoir, ironie et distance caractéristiques peut-être d'un savoir-être suisse …

(et pour tous ceux qui adorent Viviane Westwood, c’est elle qui a réalisé les costumes !)