mercredi, juin 14, 2006

Mon feuilleton


En littérature, j’ai tenté de tout : j’ai fait des poëmes lyriques, épiques et dramatiques; j’ai écrit sur les arts, sur la philosophie, sur la théologie, sur la politique… Que Dieu me le pardonne! Depuis douze ans, je suis discuté en Allemagne; on me loue et on me blâme, mais toujours avec passion et sans cesse. Là, on m’aime, on me déteste, on m’apothéose, on m’injurie. Depuis presque quatre ans, je n’ai pas entendu un rossignol allemand.
Henrich HEINE, Esquisse autobiographique, in De tout un peu, 1867


Tandis que la France, toute à la Coupe du Monde, tente de s’étourdir une fois encore avec sa gloire et son passé, mon feuilleton du printemps, l’haletant " Bozonnet/Handke " continue…
Et se double d'une autre affaire...
Je ne sais pourquoi cette affaire me fascine…certes tous les ingrédients sont réunis : le théâtre institutionnel, le Ministère de la Culture, la notion d’œuvre artistique, les prix littéraires, l’Europe, les relations franco-serbe, la politique …
Au fond, ce qui me fascine surtout réside peut-être dans cet affrontement entre deux manière de vivre l'artistique : l’interprétation et la création.
L’interprète indigné, qui en défendant la pureté de l’art, devient son pire ennemi c’est-à-dire un censeur, et absurdement un censeur de lui-même, puisqu’il interdit une œuvre a posteriori de sa propre programmation
et le créateur délirant, qui en se posant comme visionnaire d’un au-delà du bien et du mal, décide soudain de s’emparer d’une cause quelle qu’elle soit, la cause serbe pourquoi pas ? , et se perd corps, âme et œuvre, dans cette cause hasardeuse, en refusant absolument, jusqu’au bout, de choisir son camp, d’apporter un jugement moral.
Il y a dans cette affaire toute la beauté immorale d’une civilisation qui installerait l’art sur les décombres de la philosophie
Il y a dans cette affaire tout l’esprit impuissant et halluciné, partagé entre censure moralisatrice et transgression absurde, qui souffle sur les intellectuels de la France d’aujourd’hui.
Alors voyons les rebondissements.
L’affaire Bozonnet/ Handke est aussi devenue une affaire Regnault/Bayen.
Traducteur de la pièce de Peter Handke " Voyage au pays sonore ou l'art de la question ", Bruno Bayen avait publiquement regretté la décison de Marcel Bozonnet, directeur de la Comédie-Française, de déprogrammer le spectacle dont il devait assurer la mise en scène, en janvier 2007, au Théâtre du Vieux-Colombier ("Libération " du 29 avril 2006).
A l'époque, Bruno Bayen avait reçu l'assurance que cette décision ne remettait pas en cause sa participation, en 2007, à un " Samedi du Vieux-Colombier ". Ce cycle de lectures et de débats autour d'un invité est conçu et animé par François Regnault, le conseiller théâtral de la Comédie-Française. Or, dans une lettre datée du 1er juin, François Regnault fait savoir à Bruno Bayen que, compte tenu de ses prises de position dans l'affaire Handke.
Ce qui revient à déprogammer Bayen une seconde fois.

Dans sa chronique d’aujourd’hui de Libération, intitulée "Le conseiller est théâtral ", Pierre Marcelle dénonce avec beaucoup de virulence ce procédé pour le moins inélégant.
Sans doute est-ce là l’origine de la rage contre la Comédie Française, d’une Armelle Héliot, modèle de courtoisie et d’élégance, dont la modération et la gentillesse critiques m’exaspèrent souvent, dimanche dernier lors du Masque et la Plume de France Inter. Elle était littéralement au bord de l'explosion.
Pendant ce temps, en Allemagne, la polémique a battu son plein. Et là, je puise à grands seaux dans le blog de Pierre Assouline, passionné tout autant que moi, par cette affaire, je le cite :
"Le jury du prestigieux Prix Henri Heine avait bien décidé il y a quelques jours de couronner Peter Handke en dépit du charivari provoqué par ses plus récentes professions de foi serbophiles. Son oeuvre répond à leurs critères puisqu'elle est, selon eux," située dans l'esprit des droits fondamentaux de l'être humain pour lesquels Heine s'était engagé... (et que son auteur) promeut le progrès social et politique, sert la compréhension entre les peuples ou élargit la connaissance des affinités entre tous les hommes". En principe, la ville de Düsseldorf qui dote ce prix (c'est la ville natale de Heine) ratifie toujours la décision de son jury composé d'éminents représentants du monde culturel. Or son conseil municipal vient de faire un coup d'éclat en s'y refusant. Comme s'il tenait le jury pour un rassemblement d'enfants immatures même pas fichus de débusquer la bête immonde derrière le binoclard. Pour ne pas cautionner l'engagement politique de Peter Handke, il sanctionne donc le romancier, le dramaturge et le poète en lui. Car il s'agit tout de même, rappelons-le, d'honorer l'oeuvre littéraire, théâtrale et poétique d'un écrivain dont les opinions politiques sont largement diffusées depuis longtemps. Si elles étaient spécialement de nature à discréditer le prestige de Düsseldorf, il n'eut même pas fallu le sélectionner. Tout ceci est d'autant plus piquant que le maire chrétien-démocrate de la capitale de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie avait voté pour Handke.
Inutile de préciser que l'affaire a provoqué un scandale outre-Rhin, que les médias y font écho et qu'Elfriede Jelinek, Prix Nobel, qui n'a cessé de soutenir Handke et qui fut récemment lauréate de ce fameux prix, a laissé éclater sa colère. Elle vient d'écrire à Olivier Lelay, son traducteur français qui est également celui de Handke, lui-même "littéralement révolté par cette décision stupide" et "écoeuré par cette atteinte à la liberté d'expression", pour l'avertir que des écrivains allemands étaient en train de se mobiliser en faveur du proscrit. Mais dans le camp d'en face, des intellectuels s'activent également pour le boycotter. On ignore donc qui sera couronné de ce prix désormais empoisonné, le 13 décembre prochain à Düsseldorf, à l'occasion des 150 ans de la mort de Heine. L'israélien Amos Oz et la chilienne Michèle Bachelet avaient été pressentis. A moins que les choses s'enveniment tant que la récompense soit décernée par le jury directement à celui qu'il a élu : tant pis pour la dotation de 50 000 euros, le geste n'en aurait que plus de valeur. On peut rêver. Mais cela se ferait ailleurs que dans cette ville qui n'en veut pas. Histoire de jeter un peu d'huile sur le feu, le grand poète de La Lorelei et des Grenadiers étant mort à Paris, peut-être pourrait-on suggérer... Ce sera alors le moment où jamais de relire sa Symbolique de l'absurde.
P.S. du 8 juin : Peter Handke annonce qu'il renonce à son prix "

Je ne sais pourquoi je pressens que ce feuilleton n'aura aucune portée morale, tout à fait comme dans Desperate Housewives...