jeudi, mai 18, 2006

20 ans, l'immaturité nucléaire...












"En observant ce qui se passe dans les territoires contaminés, on est bien davantage saisi par la métaphysique que par la physique" Galia Ackerman, citée in Jean-Pierre Dupuy, Retour de Tchernobyl, Journal d’un homme en colère

Le 26 avril dernier, c’était le 20ème anniversaire de Tchernobyl. Pas eu envie d’en parler. Etrange pourtant, pour avoir participé et organisé tellement de marches, de jeûnes, de conférences-débats, de projections-débats, de distributions de documents et même d’arrêts de train de déchets …pour connaître et aimer Hans Jonas, Ivan Illich, Hannah Arendt, Günther Anders, Paul Virilio …
Et puis des doutes, des réflexions ont ébranlé nos convictions depuis : comment procéder à la transition énergétique nécessaire pour répondre aux enjeux climatiques et à l’après-pétrole ? comment se passer de l’énergie nucléaire sans mettre en péril le modèle de notre civilisation fondée sur l’énergie bon marché et abondante (parce que changer de modèle de civilisation ne semble même plus être la question du jour, poser seulement la question déplace de tels postulats qu'une fatigue innommable s'empare de nous à cette idée) ?
A moins que, tout simplement, nous n'ayons été gagnés par l'immaturité qui s'installe, triomphale, comme seule valeur à la bourse de nos sociétés de kids.

Néanmoins, tout au fond de nous continue de résonner l’avertissement d’Ivan Illich : «nous avons plus à craindre les industriels du bien que les méchants »… et tous les incipit de SF que nous lisons sans lassitude aucune (après l’anéantissement nucléaire de l’Europe, de New York … après l’incident nucléaire majeur…)
Mais, crainte égoïste de manquer un jour d’énergie, absence de perspective quant à l’avenir, panne de créativité et d'imagination, débandade (temporaire) du désir de devenir, le ramollissement gagne rapidement par le biais du « moindre mal ».
Et Tchernobyl bien que loin dans le temps (une génération déjà) et dans l’histoire (la période soviétique), ne nous a pas rendu adultes. Non, Tchernobyl n'était pas un accident soviétique, oui, c'était bien un accident de l'industrie nucléaire.

Et voilà que deux événements nous ré-interrogent dans l’autre sens. Nous réveillent comme une gifle bienvenue.
D’une part, la publication d’un petit livre d’un philosophe de l’Ecole Polytechnique et de Stanford, que j’affectionne particulièrement pour sa rigueur implacable et son anti-conformisme singulier, Jean-Pierre Dupuy. Il revient d’un colloque à Kiev et rapporte un « Retour de Tchernobyl – Journal d’un homme en colère » (éditions du Seuil) particulièrement documenté, implacable. Et d’autre part, les mises en garde en vue et arrestations en France et en Biélorussie, ces derniers jours, d’intellectuels ou militants qui ont participé à des actions de sensibilisation contre les dangers du nucléaire (risques environnementaux, risques liés au vieillissement des centrales, risques liés au terrorisme, aux catastrophes naturelles et climatiques, risques pour la démocratie face à la propagation des centrales dans le monde …).

Le livre de Jean-Pierre Dupuy le souligne une fois encore : la technologie ne pense pas. Et surtout ne pense pas le mal. Elle pense d’autant moins qu’elle est engagée dans une concurrence politique et économique où seuls priment les résultats rapides, le rendement à court terme. Et même lorsqu’elle a pour objectif de donner ce qui est bien, elle ne peut imaginer de possibles conséquences monstrueuses à long terme, parce que l’imagination et le mal radical (Kant) ne sont pas rationnels même s’ils sont réels. Les experts et les scientifiques ont divorcé avec le réel au nom de leur liaison exclusive avec le rationnel.
L’expertise technocratique et scientifique n’a pas la qualité de pensée morale à la hauteur des nouveaux problèmes qu’elle génère dans nos sociétés. Se précipiter dans une concurrence acharnée interdit de poser (et encore plus de répondre à) ces questions majeures : « l’industrie nucléaire est-elle par nature un outil qui nous empêche de penser ce que nous faisons ? L’espoir de construire une démocratie technique donnant sa place au nucléaire est-il vain ? Comment penser maîtriser des dangers majeurs sur des milliers d’années ? »
Tant que la rationalité technique n’aura pas intégré la part d’irrationalité logique, la part de mal inhérente à toute production, à toute société, à toute condition humaine, on peut penser que l’humanité n’est pas prête, à moins d’assumer publiquement la possibilité de son auto-destruction, pour cette prolifération démesurée, à moins d’affirmer que le changement climatique ne nous donne à choisir qu’entre la possibilité d’une apocalypse ou d’une autre (mais il serait plus fécond de réfléchir véritablement à cette possibilité que de la taire par crainte d'une panique populaire).
Depuis les pères fondateurs (Oppenheimer, Einstein…) jusqu’aux scientifiques et technocrates d’aujourd’hui (Charpak, Dautray, Garwin), l’alarme a été lancée : on ignore tout de l’avenir des hommes et de nos sociétés.
Comment les garanties de sécurité de confinement des centrales et des stocks de déchets pourront-elles continuer à être assurées en temps de guerre, de bouleversements climatiques, de catastophes naturelles, d'attentats terroristes, de paniques extrêmes, de démantèlement des pouvoirs en place…qu’adviendra-t-il si les centres de radioactivités cessent d’être maîtrisés ?
Alors que l’industrie nucléaire accumule les rapports sociologiques pour comprendre la peur qu’elle inspire à la population, ne devrions-nous pas plutôt commander des analyses anthropologiques sur ceux qui la dirigent afin de comprendre pourquoi ils n’ont pas peur ce qu'ils savent pourtant ne pas maîtriser ?

A partir de ces considérations, Jean-Pierre Dupuy approfondit à nouveau ses concepts pour un « catastrophisme éclairé », il nous faudra revenir là bientôt. Et évoquer aussi cette contention de la panique qui régit nos sociétés (la panique est un thème profond qui renvoie à un changement complet de civilisation sous l’égide de Pan, le dieu de Zarathoustra, l'ami de Dyonisos, un thème qui renvoie à l’origine même de la civilisation occidentale, un de mes thèmes favoris…)

Mais pour l’instant, voici la fin de ce « Journal d’un homme en colère », l’un des plus beaux textes sur cette commémoration que l’on peut lire et un hommage aux liquidateurs, héros malgré eux de cette catastrophe sans apocalypse, héros sacrifiés sur l'autel de la science : « Les hommes, quant à eux, n’ont pas peur, ô ironie des choses. Les liquidateurs de Tchernobyl n’avaient pas peur : ils n’étaient pas informés du danger. Les habitants des zones contaminées n’ont pas ou n’ont plus peur : ils veulent vivre, c’est-à-dire oublier. Quant à nous, habitants des pays techniquement développés, on nous dit qu’un Tchernobyl est impossible chez nous, et nous le croyons. Bienheureux que nous sommes, car s’il s’en produisait un, je doute que l’on trouve en France huit cent mille volontaires prêts à sacrifier leur vie et leur santé pour éviter la catastrophe majeure ; ou des responsables suffisamment respectés pour obliger un nombre équivalent de leurs concitoyens à payer de leur vie la folie des autres. »