lundi, mai 08, 2006

La Comédie à la Française, le 30 avril, la Serbie, Les mains de Lady Macbeth et le public… ?

Marcel Bozonnet Peter Handke






















« Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle » Lautréamont, Poésies.

Décidément, je ne pensais pas que mes posts sur la Comédie à la Française en Serbie deviendraient un feuilleton.
A peine, mis-je le pied dans le théâtre où j’ai le plaisir de travailler parfois, à peine reconnectai-je mon portable français, qu’arriva le déferlement : tu as vu, tu as entendu, tu as su, qu’est-ce qu’on en pense en Serbie, qu’est-ce que tu en dis ???
Bon, c’est pas vraiment simple cette histoire Bozonnet / Handke.
D’un côté, Peter Handke, dont j’apprécie les pièces de théâtre, dont j’adore les scénarios pour Wenders et en particulier celui d’un de mes films cultes, Les Ailes du désir.
Peter Handke, traducteur, donc imprégné profondément, de René Char, notamment.
De l’autre Marcel Bozonnet, un comédien de talent immensément cultivé (quel bonheur et quelle audace que son interprétation virtuose de La Princesse de Clèves !), un homme de théâtre intelligent, subtil et qui a entrepris un excellent travail de fond à la Comédie Française, ouvrant ses archives, éclairant les zones d’ombre de la période de l’Occupation notamment.
Comment pouvait-il alors méconnaître à ce point les positions de Handke sur l’histoire récente de la Serbie ? Celui-ci n’en a jamais fait mystère !
Comment pouvait-il ne pas connaître d’ Handke la personnalité complexe, difficile, sa part de lumière esthétique et sa part de ténèbres politiques ?
Pourquoi n’a-t-il pas su distinguer l’homme de l’artiste ? Et comment pouvait-il ignorer que sur la question serbe, l’artiste est beaucoup plus clairvoyant, lucide et mesuré que l’homme qui se laisse emporter passionnément, aveuglément ?
Par hasard, je viens d’achever le livre de Handke écrit en 1996, Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina. Et en le lisant, je me disais justement qu’Handke parlait bien de la Serbie des Serbes, en évitant justement de parler de la Serbie de Milosevic. Mais j’ignorais, avant mon passage en France, sa présence aux obsèques de Milosevic, car sincèrement, ici, la présence d’Handke est passée complètement inaperçue.
Et dans ce livre, il n’y a pas un mot de trop, pas un mot négationniste ou révisionniste, pas un mot offensant pour les victimes, mais avant tout une violente critique des médias (à la façon d’un Noam Chomsky) et en germe une réflexion qui permettrait de reconstruire un avenir commun.
« Et je pensais face à la Drina et je pense ici à ma table : ma génération n’a-t-elle pas omis d’être adulte en présence de ces guerres en Yougoslavie ? Adulte non pas comme cette génération des pères et des oncles satisfaits d’eux-mêmes, toujours prêts, divisés en caste, aux opinions forgées un fois pour toutes, qui ont parcouru le monde et ont pourtant l’esprit si petit, mais adulte comment donc ? » Peter Handke, Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Driva, 1996.

Ensuite il y a ce qu’a pu dire, ici et là, l’homme Handke dans la presse. Et en effet, trop de ses mots sont insupportables, mais il ne s’agit plus alors de l’artiste et de son œuvre, plus du tout. !

De ce gâchis, l’administrateur de la Comédie Française est tout de même le détonateur, me semble-t-il, pour n’avoir pas su prendre en amont la décision qui s’imposait à lui. Programmer des auteurs vivants est une responsabilité et un choix qui peut révéler des conséquences inattendues, c’est un véritable travail de reconnaissance réciproque, et il faut l’assumer. Rien ni personne n’obligeait Bozonnet à programmer Handke. Le déprogrammer, c’est une autre histoire.
Je le répète, rien n'oblige à programmer quiconque. Mais, à moins de reconnaître que l’on a programmé à la légère, sans connaître les tenants et aboutissants, en dilettante, et avec désinvolture, un jour de gueule de bois ou de chagrin d’amour, un soir d’ivresse ou de dépression, la déprogrammation, surtout dans une telle institution, constitue un acte de condamnation gravissime. Il est normal qu’Handke et Bruno Bayen, son metteur en scène, crient au scandale. Car les conditions d’un scandale intellectuel sont bel et bien réunies, et les parties en présence en sont toutes responsables.

Ceci dit au regard de la situation actuelle en Serbie, tout ceci ne tient pas trop la route. Car de la situation actuelle en Serbie, justement, je n’entends point parler du tout sérieusement.

Bref, notre profession, une fois encore, s’agite furieusement, de pétitions en articles pour et contre, alignant les signatures des plus prestigieux. Ainsi Elfriede Jelinek, Luc Bondy, Emir Kusturica et de nombreux autres … signent un long texte pour le maintien de la pièce, tandis qu’Olivier Py en signe un autre en soutien à la suppression. Bruno Bayen, le metteur en scène de la pièce déprogrammée, va jusqu’à évoquer ce 30 avril en résonance avec le 30 avril de la Nuit de Walpurgis ou de la mort d’Antoine Vitez… !

Une attitude plus mesurée aurait peut-être consisté à jouer Handke tout de même et à provoquer des débats soit à l’issue des représentations, soit en marge durant les relâches. Ce que nous faisons continuellement dans nos théâtres de banlieue lorsque nous proposons des textes denses ou des auteurs ténébreux. Mais une fois encore le public sera dehors alors qu’il eut mieux valu l’associer et le laisser évaluer, jauger, aimer, détester.

Ceci dit, je peux aussi comprendre la position de Bozonnet. Car il m'est impossible de lire Céline par exemple comme un auteur quelconque voire même d’autres (c’est pour cela que je refuse désormais de lire des biographies détaillées de mes auteurs favoris, cela m’a gâché Proust par exemple). Mais je défendrai quoiqu’il en coûte leur présence dans l’espace public.
Hannah Arendt, puis Hans Jonas, ont finalement rendu visite à Martin Heidegger, et il nous faut bien admettre les apports de Heidegger à la philosophie occidentale du XXème siècle, il nous faut bien parfois plonger dans Heidegger.
Tout en sachant que comme les mains de Lady Macbeth, son œuvre , comme celle de Céline, comme celle d’Handke resteront à jamais entachées.
Les lecteurs et le public feront leur œuvre et leur preuve en appréciant ces textes à leur juste mesure. Présenter la lumière ne sert à rien si l’on oublie ou si l’on occulte les ténèbres, faire confiance au public, quand même …
(et sans morale aucune, un satisfecit à Bozonnet et Handke pour avoir réveillé les passions théât-râles....!)

3 Commentaires:

At 11/5/06 17:46, Anonymous Anonyme a dit...

Je croyais que mon post avait été censuré;-)
En fait je n'avais pas entré mon nom, d'où l'échec de la connexion.
Post trop long pour que je le réécrive (eh oui, je suis paresseuse en ce moment !), mais une autre fois peut-être...
A propos du précédent texte sur la Comédie-Française, la tournée à Belgrade eut lieu en 1940 et non 1941.
Alors comme ça, on réécrit l'Histoire, hum ??;-))
Bises.
Marie-Agnès

 
At 16/5/06 09:36, Blogger Enée M a dit...

Après vérification, je n'ai pas vu écrit 1941 nulle part mais bien 1940 !
Baci,
Nous sommes toutes et tous contre la censure, notre maître en études théâtrales ne fut-il pas Michel Corvin, auteur de nombreuses recherches historiques sur toutes les formes de censure ???

 
At 17/5/06 12:10, Anonymous Anonyme a dit...

Et pourtant...
Je lis : "quand Marie-Agnès m’envoya un superbe email concernant une tournée de la Comédie Française à Belgrade en 1941, le voici ci-après". C'est bien 1941 que tu as écrit, non ??;-))
Je sais très bien que tu es contre la censure.
Si Michel Corvin passe par ici, je lui adresse mes cordiales salutations, mais je doute qu'il se souvienne de moi, car je n'ai suivi qu'un seul cours avec lui, lors de mon DEA en... ??? La pudeur m'interdit de citer l'année. C'était juste il y a fort longtemps ;-))
Bises.

 

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