lundi, mars 20, 2006

A Varsovie

Première visite à Varsovie.
Il neige. Il fait froid et gris. Une guide m’a été envoyée. Son activité habituelle consiste à assurer une veille des monuments à la mémoire du ghetto, de l’extermination et de la résistance des juifs. Vivre ainsi en permanence dans le souvenir de l’horreur absolue lui cause une grande souffrance et la met dans un état de surexcitation assez pénible. Elle connaît admirablement l'histoire et les traces du ghetto dans la ville mais elle disjoncte sec.
Sans cesse à se remémorer l’abominable, l’abominable l’a imprégnée. Ses propos sont parfois insupportables sur les touristes allemands, parfois surréalistes sur les catholiques qui profanent les monuments juifs en déposant des croix en bois partout, parfois fulgurants sur Jean-Paul II agent du capitalisme, parfois "limites" sur la lutte des classes même dans le ghetto...
La mémoire du ghetto vibre. Tout autour des stèles, des vestiges arrachés à ce passé monstrueux, disséminés dans l’indifférence des blocs d’habitations communistes. Des gens vivent normalement (mais comment faire autrement ?) dans des immeubles mornes et uniformes dont les fenêtres donnent sur l’esplanade de départ pour Treblinka.
Une visite, étourdissante, à perdre pied. Je perds pied et lorsque je me retrouve dans le disneyland de la vieille ville, je décide que cette fois, je ne connaitrai pas Varsovie pour l'aimer.

Comment rester de gauche aujourd’hui ? Telle est la question lancinante pour laquelle je me suis rendue à une réunion à Varsovie.
L'une des réponses possibles me vient bien finalement de la Pologne. C’est Gombrowicz qui l'apporte : en refusant de rester immature. En acceptant l’héritage. Non comme une transmission pesante. Mais avec la responsabilité d’en reconnaître la richesse (matérielle et immatérielle), d’en éliminer les erreurs atroces, et de l’enrichir encore en l’allégeant. Etre de gauche en occident : c’est être un adulte conscient de sa richesse (richesse sans exclusion : du savoir, de la culture, de l’art, de la science, de la technologie) et de ses erreurs terrifiantes. Richesse oblige pour un européen ou un américain de gauche. Je reviendrai longuement, plus tard, là-dessus.

En attendant, de la Pologne, me seront revenus mes lectures et mes engouements pour le génial Witold Gombrowicz. Lui qui a fustigé les «gueules » et la « culculterie ». « Faire une gueule » à quelqu’un : le transformer par une propagande insoutenable en son contraire. «L’enculculement » : rendre définitivement immature quelqu’un, l’infantiliser, ne lui montrer son salut qu’à travers le père, la nation, l’idéologie.
De Belgrade, à Paris, Minsk, Moscou, Varsovie, ces jours-ci ,la «culculterie » culmine.
Etre de gauche en occident : c’est refuser la « culculterie » et la « gueule », c’est choisir de devenir un adulte léger avec un visage heureux, par respect et avec volontarisme.

« Car il n’y a d’autre refuge contre la gueule que dans une autre gueule, et l’on ne peut se protéger de l’homme que par l’entremise d’un autre homme. Mais contre le culcul, il n’y a pas de refuge. Courez après moi si vous voulez. Je m’enfuis la gueule entre les mains. – et voilà, tralala, zut à celui qui le lira ! » (dernières lignes de Ferdydurke)