lundi, mars 13, 2006

Comprendre, dialoguer, rompre avec la paresse

Je voulais me laisser encore du temps. Je ne voulais surtout pas commencer par là. Et pourtant, les morts successives de Milan Babic et de Slobodan Milosevic ont eu lieu, coupant net le procès, coupant net un processus entamé depuis des années, désespérant tous ceux qui en attendaient quelque vérité. Les commentaires abondent dans la presse internationale. Les rumeurs aussi.

Alors me reviennent toutes les images de la guerre que nous avions vues à Paris, sans que notre quotidien en soit pertubé.
Alors me reviennent notre peu d'engagement dans ce conflit, notre facilité à renvoyer ces événements à la légendaire "poudrière balkanique", à laisser s'empailler les "intellectuels" du 6ème arrondissement profondément clivés sur le sujet et absolument certains de leurs certitudes, ce qui n'a aidé personne à comprendre la situation bien au contraire, ce fut le dernier combat de ces nouveaux philosophes à présent bien tombés en désuétude ... , nos manifestations dérisoires par leur nombre sur les pavés parisiens, la faiblesse de nos analyses et de notre compréhension, notre propension au manichéisme stérile et l'impossibilité de tout dialogue...


Aujourd'hui, simplement relire quelques pages d'Hannah Arendt sur le procès Eichmann et quelques pages de Derrida sur les commissions vérité et réconciliation, qui le conduisent à explorer la problématique - insoluble et pourtant indispensable à penser- du pardon. Pour ne pas se laisser aller à la paresse du "toutes façons tout cela est trop compliqué, tout cela est de la politique qui nous dépasse, nous ne pouvons rien à tout cela...".

Un immense malaise m'étreint lorsque je repense à ces années où nous vivions confortablement laissant l'horreur se commettre à deux pas de chez nous. Lorsque je pense aussi au climat délétère qui s'installe chez nous, en France, où tous les jours les mots "barbare", "nettoyage", "racisme", "antisémitisme" s'étalent à la une de nos journaux nationaux, où la peur de tout et de tous se propage si rapidement.

A Belgrade, la vie continue sous une neige abondante subitement revenue. Les autorités ont préféré commémorer l'anniversaire de l'assassinat de Zoran Djinjic en 2003 survenu aussi un 12 mars. Peu de monde cependant au cimetière à en croire les images des télévisions locales. Peu de monde aussi au siège du parti de l'ancien dictateur toujours à en croire ces mêmes images.
Les serbes, et ceux que je connais, semblent surtout très las, très fatigués. La vie quotidienne est difficile, chômage, salaire moyen dérisoire, prix élevés, visas distribués au compte goutte, séquelles de la guerre, transition encore visible entre communisme et libéralisme, provocations des profiteurs de toutes natures, trafics divers...
Ici, le procès était diffusé à longueur de journée par des chaînes de télévisions locales. Plus d'une fois, il m'est arrivé de devoir toussoter dans un magasin ou un restaurant d'état pour que le personnel se détache de l'écran. Ce procès avait un pouvoir hypnotique certain, sa longueur un pouvoir anxyolitique pernicieux aussi. Qui m'a fait souvent m'interroger sur sur son sens et sa portée réelles en Serbie.

Comment arriver à laisser aux nouvelles générations de tous les balkans, Serbes compris, la possibilité de "commencer à nouveau" sans un poids infamant (pour les Serbes) ou compassionnel (pour tous) trop lourd à supporter ? Impartialité pour les descendants des victimes comme pour ceux des vaincus de cette histoire. Et d'abord dans nos propres regards.
Comment se restaurera le dialogue entre des populations dont on perçoit palpablement parfois la violence, l'agressivité, le désir de vengeance (pour une part compréhensibles mais non justifiables au regard des possibilités de devenir à préserver) encore contenues de toutes parts ?


"Mais pour les Grecs, l'essence de l'amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seuls un "parler ensemble" constant unissait les citoyens en une "polis". Avec le dialogue se manifeste l'importance politique de l'amitié et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d'elles-mêmes), si imprégné qu'il puisse être du plaisir pris à la présence de l'ami, se soucie du monde commun, qui reste "inhumain" en un sens très littéral, tant que des hommes n'en débattent pas constamment. Car le monde n'est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu'il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu'elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n'est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde, et en nous en en parlant et, dans ce parler, nous apprenons à être humains." Hannah Arendt, Vies politiques.