jeudi, décembre 06, 2007

Nos pays qui n'existent plus...



Le lendemain du 6 mai, jour de défaite dure à avaler, sauf à liquider le stock domestique de rakija, départ immédiat pour un long voyage au coeur de "ce pays qui n'existe plus" comme l'écrit Emir Kusturica dans le générique d'Underground.

Dont la chanson principale écrite par Goran Bregovic dit : ""Oh Dieu, donne moi juste une grosse Kalashnikov..." , ce sont ces paroles et ces rythmes qui ne manqueront pas de m'accompagner, leur ironie dévastatrice, leur humour noir jubilatoire, leur esprit totalement balkanique.

Six mois après, je peux affirmer que cette défaite est celle de l'esprit et de la culture d'une certaine Europe aristocratique et populaire face à la vulgarité, au consumérisme, au clinquant, au ressentiment de la société du spectacle. Est-elle définitive ? Oui. Mais d'autres esprits et une autre culture l'emporteront à leur tour. A nous de les faire advenir.

Première étape, Sarajevo. Séjour dans l'Holiday Inn, tout jaune, situé au bord du sinistre sniper boulevard. Un hôtel qui fut durant les années de siège le seul encore ouvert, le seul encore où eau et électricité pouvaient fonctionner selon les jours.

L'Holiday Inn de Sarajevo
Bernard Henri Levy a vécu là durant ses 10 séjours dans la ville entre 1992 et 1995.
" 12 août, suite . Je parlais ce matin de la recrudescence du sniping dans la ville. Eh bien, cet après-midi, l'un des réceptionnistes de l'Holiday Inn a été "snipé" sous mes yeux, à vingt mètres, en haut de la rampe qui descend au parking de l'hôtel. La balle est entrée par la tempe. Ressortie par la joue opposée. (...) Quant à moi, je ne peux m'empêcher de repenser à notre violente dispute d'hier : c'est lui qui, au nom de je ne sais quel fumeux prétexte, a décidé de garder mon passeport et je l'ai traité avec une violence, qui, rétrospectivement, me fait de la peine, de "bureaucrate titiste". (...) Il vivra. Je ne sais pas dans quel état, mais il vivra. Et je me surprends à le ressentir comme un soulagement égoïste et intime. Un sniper ? Le pouvoir au bout du fusil" BHL, Le Lys et la cendre

Les tramways de Sarajevo


Sarajevo, on ne sait pas comment éviter le voyeurisme, les meurtrissures s'offrent de toutes parts. La ville est plombée, pour combien de temps encore ? Seule la Place aux Pigeons et le Bazar donnent une vraie sensation de vitalité. Peut-être parce qu'ils échappent, de peu, à notre vision européenne. En filigrane, derrière toutes les fenêtres de cette ville cernée par les collines, que l'on ne regarde plus sans en percevoir le poids menaçant, les tragédies antiques, rejouées dans le réel de nos dix dernières années, que raconte terriblement bien Miljenko Jergovic dans Le Jardinier de Sarajevo.

Deuxième étape, Mostar. Tragique. Compréhension de ce que Bogdan Bogdanovic conceptualise comme un "urbanicide". "Car les villes ne se démolissent pas seulement de l'extérieur, physiquement, elles peuvent aussi se détruitre de l'intérieur, spirituellement. (...) Ce que je crois déceler dans les âmes paniquées des destructeurs des villes, c'est une résistance féroce contre tout ce qui est urbain, c'est-à-dire contre une constellation sémantique complexe composée de l'esprit, de la morale, du goût, de la manière de parler, du style... Je rappelle que le terme d'urbanité, en usage depuis le XIVème siècle, désigne jusqu'à ce jour dans les principales langues d'Europe le raffinement, l'articulation, l'accord de l'idée et du mot, du mot et du sentiment, du sentiment et du geste, etc... Et lorsqu'un homme ne sait pas se soumettre aux lois de l'urbanité, la solution la plus commode pour lui est de les égorger. Le destin de Vukovar, de Mostar, de Bascarsija évoque pour moi, en une fatale appréhension, le destin de Belgrade." L'urbicide ritualisé, in Vukovar, Sarajevo, la guerre en ex-Yougoslavie.

Mostar, centre ville

Mostar touristique existe pourtant, une rue bourrée de marchands avec de mauvais souvenirs de pacotille et le pont impeccablement reconstruit. La vue est splendide. Mais une gêne oppressante, où s'entassent les habitants des quartiers "nettoyés", "karchérisés" ? Qui sont les nouveaux occupants ? Mostar tente de survivre mais elle est saignée à blanc. Et l'énergie de Sarajevo n'est pas là, la résistance à la purification n'a pas été aussi tenace.
Le Vieux Pont de Mostar, désormais entièrement neuf
Traversée de la Bosnie, un espoir européen ?
Ou coïncidence grincante ? A la sortie de Mostar, sur un immeuble explosé et parsemé d'impacts, cette affiche pimpante.

Sortie de Mostar

Se reposer les yeux dans le Disney croate de Dubrovnik, désormais rendez-vous incontournable des retraités gâtés de l'occident. Un leurre. Dubrovnik est agaçante, irritante. Une publicité. Le temps est beau, on se baigne en ce mois de mai 2007 et la mer est douce, délicieuse, pas encore envahie par les bateaux de croisière hideux. On s'échappe chez des amis au Montenegro, impression de retourner dans les Balkans. Dubrovnik, une enclave déjà trop climatisée, façon serre pour troisième âge repus.

Dubrovnik, vue de la vieille ville depuis le luxueux Grand Hotel Argentina

Troisième étape, Republika Srpska, cette curieuse entité tampon entre Bosnie et Serbie.Que s'est-il passé dans les villages qui s'égrènent et offrent ces visions lugubres ?





"Les premiers coqs! Trompettes malfaisantes, ils hâtent le temps, l'éperonnent pour qu'il ne s'endorme pas, pressent les malheurs, les font se lever de leurs nids, pour nous accueillir, toutes griffes dehors. Taisez-vous, coqs, arrête-toi, temps ! Vais-je hurler dans la nuit, pour ameuter les gens, appeler à l'aide ? C'est inutile. Les coqs sont sans pitié, ils donnent déjà l'alarme. (...)Les vivants ne savent rien. Apprenez-moi, ô morts, à mourir sans effroi, du moins sans horreur. Car la mort est un non-sens, comme la vie." Mesa Selimovic, Le Derviche et la mort.

Ce roman, écrit dans les années 60 et qui se déroule au XIXème siècle, est à l'image de cette Bosnie, une quête de sens insensée, un kaleidoscope de la condition humaine, une terre que l'on ne peut qu'aimer sans raison aucune, parce qu'il n'y a jamais aucune raison pour ceux qui aiment, qui pensent, qui s'émeuvent. Cette partie de l'Europe nous donne une stupidité métaphysique d'un romantisme échevelé. Me comprendont ceux qui la connaissent ...

Libellés : , ,